Quand l’overdose d’emails met les managers (et leurs équipes !) sous pression
Hyperconnexion, sursollicitation, incivilités… L’omniprésence des outils numériques a profondément transformé notre manière de travailler et de communiquer. Le management n’est pas en reste, avec une gestion souvent mal maîtrisée des messageries, entraînant des pratiques digitales parfois inadaptées, mais néanmoins surmontables.
Selon un rapport de l’OICN (Observatoire de l’infobésité et de la collaboration numérique), les emails demeurent le principal outil de communication interne en entreprise : chaque semaine, un collaborateur reçoit en moyenne 135 messages, un manager 205, et un dirigeant jusqu’à 342. Ce flux incessant, loin d’être anodin, exerce une pression considérable sur les équipes.
Outre leur volume, ces échanges numériques révèlent quelques dérives. Selon une autre étude de l’OICN, 20 % des emails professionnels sont envoyés en dehors des horaires standards, un chiffre qui grimpe à 28 % chez les cadres dirigeants. Plus marquant encore, 66 % d’entre eux travaillent plus de 50 soirs par an. Résultat : un « travail omniprésent » qui brouille les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle, avec des conséquences directes sur le bien-être et la santé mentale.
Comment expliquer cette submersion numérique qui affecte tous les niveaux de l’organisation ? Et surtout, quel rôle managers et dirigeants peuvent-ils jouer pour encourager une utilisation plus raisonnée des emails ?
Emails : 4 dérives numériques qui fragilisent les collaborateurs
Adopté en 2016 et entré en vigueur le 1ᵉʳ janvier 2017, le droit à la déconnexion vise à réguler l’utilisation des outils numériques pour assurer le respect des temps de repos et de la vie personnelle des salariés. Pourtant, une décennie plus tard, une enquête menée par l’Ugict-CGT révèle que seuls 36 % des salariés déclarent bénéficier d’un dispositif de droit à la déconnexion dans leur entreprise. Cette absence de cadre laisse place à quatre dérives alimentées à tous les niveaux de l’organisation :
- Surcharge informationnelle à tous les niveaux
Le volume d’emails professionnels constitue une charge mentale importante pour toute la ligne hiérarchique. En moyenne, 34 % des dirigeants reçoivent plus de 50 emails par jour, selon une enquête FLASHS pour l’hébergeur web Hostinger. Les dirigeants consacrent plus d’une heure quotidienne à les traiter (52 %, contre 37 % des employés). Suzy Canivenc, directrice scientifique de Mailoop et chercheure pour l’OICN, explique que cette boucle de l’hyper-sollicitation numérique trouve ses racines dans des facteurs organisationnels et culturels : « Plus un collaborateur monte dans la hiérarchie, plus il est sollicité et, en retour, émet lui-même des emails. Ce phénomène amplifie les flux d’information, sans que les outils ou pratiques de communication soient adaptés. »
Selon l’experte, les managers, en tant que relais et régulateurs des pratiques numériques au sein de leurs équipes, ne bénéficient souvent pas de l’accompagnement nécessaire pour adopter des usages numériques réfléchis. Or, cette surcharge informationnelle est source d’irritation : 17 % des salariés et 20 % des dirigeants pointent la quantité excessive de messages comme principale source de frustration, suivie par la pression de répondre rapidement (16 % et 17 %, selon l’enquête FLASHS).
- Hyperconnexion normalisée par le télétravail
L’étude de l’OICN révèle que l’hyperconnexion se manifeste en particulier chez les dirigeants, qui se connectent massivement en dehors des heures de travail : 35 % des soirées et 52 % des week-ends sont consacrés au traitement des emails. Le « congé numérique » semble être une rareté : près de 44 % des collaborateurs et 68 % des managers bénéficient de moins de deux semaines par an sans envoyer de courriels professionnels, selon la même source.
Ces habitudes se sont progressivement installées avec l’accélération – mal maîtrisée – du télétravail, comme l’explique Suzy Canivenc : « D’abord imposé par l’urgence sanitaire de 2020, puis par les exigences salariales, le travail à distance n’a été guidé que par des contraintes extérieures. Les entreprises n’ont pas pris le temps de réfléchir à une adaptation structurée et cohérente de la flexibilité en fonction des besoins réels des activités opérationnelles. » Cette absence de réflexivité a largement amplifié le phénomène d’hyperconnexion où la porosité entre vie professionnelle et personnelle se normalise, créant ainsi une culture de la disponibilité permanente.
- Stress numérique et sur-réactivité
Le stress lié aux emails se manifeste de manière particulièrement marquée lors des retours de congés : 62 % des salariés et 75 % des dirigeants déclarent ressentir une anxiété en rouvrant leur messagerie après une pause. Une situation dont témoigne Séverine G., manager d’une équipe de quinze personnes dans une DSI : « J’ai dû m’absenter exceptionnellement durant un mois. À mon retour, j’étais face à une montagne de mails non lus. En parallèle, je dois gérer un flux constant d’informations via une multitude de canaux et de notifications… Tout ceci était difficilement absorbable. »
L’OICN met également en lumière un effet secondaire du stress numérique : la sur-réactivité. À titre indicatif, 50 % des réponses des managers à leurs mails sont envoyées en moins d’une heure. Ceci traduit une volonté de répondre rapidement pour éviter une accumulation de messages, souvent perçue comme un signe de professionnalisme. Toutefois, cette réactivité compulsive finit par instaurer un environnement de pression latente, où « débrancher » devient une exception plutôt qu’une règle.
- Comportements inappropriés et incivilités
Les emails professionnels sont aussi le reflet de comportements problématiques, soulevant des questions de respect et de professionnalisme. Selon l’enquête FLASHS, près de 20 % des salariées et 40 % des dirigeantes déclarent avoir reçu des messages à connotation intime ou séductrice, une situation particulièrement fréquente chez les jeunes femmes : 45 % des 18-24 ans rapportent avoir été confrontées à de tels messages. De manière encore plus marquée, plus de la moitié des dirigeantes (53 %) affirment avoir vu leurs compétences remises en question par email, une expérience également partagée par 38 % des salariées. Ces pratiques mettent en lumière une dimension sociale préoccupante, où les échanges numériques deviennent le théâtre de comportements inappropriés ou d’incivilités.
Sobriété managériale : 5 pistes pour un usage raisonné des emails
- Prendre la mesure des défis numériques grâce aux données
Comme le disait le statisticien William Edwards Deming : « Ce qui ne se mesure pas ne s’améliore pas ». Cette maxime trouve tout son sens dans l’analyse des usages numériques : « En tant que chercheure, je ne peux pas envisager qu’on puisse déployer des bonnes pratiques sans connaître l’existant : la première étape est donc de poser un diagnostic basé sur des indicateurs capables de mesurer les réalités numériques », explique Suzy Canivenc.
Nombre d’emails envoyés, à quelle heure… Ces mesures permettent de mettre en évidence des dysfonctionnements qui affectent à la fois les équipes et les managers. Arthur Vinson, coprésident de l’OICN et co-CEO de Mailoop, insiste sur l’importance de combiner deux approches complémentaires : « La dimension quantitative permet de dresser un état des lieux partagé, avec des indicateurs qui offrent une vision claire des flux numériques. La dimension qualitative, elle, repose sur l’étude des perceptions et du vécu des collaborateurs face à l’infobésité, afin de comprendre leurs besoins et adapter les solutions. » Cette prise de conscience est cruciale pour amorcer un véritable changement, créer des marges de manœuvre, et instaurer des espaces de discussion.
- Insuffler une approche fondée sur l’amélioration continue
Un diagnostic efficace doit déboucher sur une feuille de route numérique personnalisée, selon Arthur Vinson. Celle-ci repose sur des données concrètes plutôt que sur des idées préconçues ou des solutions génériques. Cette méthodologie inclut :
- La mise en place d’un cycle d’amélioration continue, ajustant les pratiques chaque année en fonction des besoins identifiés.
- Une approche pédagogique, qui réoriente les organisations cherchant des réponses rapides (comme l’adoption d’outils tels que Teams) vers une réflexion plus globale sur la collaboration.
« Plutôt que de simplement implémenter des outils ou des pratiques standardisées, cette méthodologie permet de piloter activement l’infobésité en intégrant les spécificités des équipes et en ajustant en continu les modalités de collaboration pour améliorer durablement l’efficacité et le bien-être au travail », explique-t-il.
- Co-créer une charte numérique fondée sur le travail réel
Les chartes de bonnes pratiques numériques envoient un message fort face à la « cacophonie numérique », mais elles ne suffisent pas à transformer les usages en profondeur, selon Suzy Canivenc : « Ces initiatives ne répondent pas à la complexité et à la diversité des situations rencontrées par les collaborateurs, et ne permettent pas d’adapter véritablement les pratiques numériques à leurs besoins spécifiques. »
Pour aller plus loin, il est essentiel d’adopter une approche émanant directement du terrain. « Partir de l’équipe permet de traiter les enjeux de la déconnexion à une maille beaucoup plus fine que les politiques généralistes, afin de débattre de leurs besoins opérationnels et de leurs modes de collaboration », poursuit-elle. Pour cela, Suzy Canivenc exhorte les décideurs à dépasser le solutionnisme technique : « En tant que managers, leur rôle est d’identifier les moments où la connexion numérique est réellement nécessaire, structurer des temps partagés en fonction des tâches, et ajuster régulièrement les pratiques à travers des discussions en équipe deviennent des leviers pour une organisation plus saine et efficace. »
- Développer l’empathie digitale au sein de son organisation
L’hyperconnexion et les incivilités numériques sont parfois amplifiées par les comportements des cadres dirigeants, comme le souligne Arthur Vinson : « Les données que nous avons collectées démontrent que les emails envoyés tard le soir ou le week-end par un dirigeant déclenchent fréquemment des réponses à ces mêmes heures, instaurant une culture d’hyperconnexion au sein des équipes. »
Pour limiter ces effets, il est indispensable de réinventer les pratiques managériales en intégrant des formations à l’empathie numérique. Ces ateliers visent à instaurer des règles de communication respectueuses et à construire une culture numérique saine. « Plus on monte dans la hiérarchie, plus on influence ces usages, car les collaborateurs tendent à imiter les comportements de leurs dirigeants », souligne Arthur Vinson. En montrant l’exemple, les cadres jouent un rôle essentiel dans la transformation des usages numériques.
- Bâtir (et tester) sa propre écologie numérique
Pour gérer le stress numérique et répondre aux attentes de son équipe, Séverine G. a adopté une approche pragmatique : « Je pratique les canaux différenciés, en privilégiant Teams pour les échanges informels et interactifs, car l’émotionnel y a plus sa place. Les emails, eux, sont réservés aux communications formelles et importantes. » Elle a également mis en place des règles automatiques dans Outlook pour trier les messages en fonction de leur urgence ou de leur importance afin de réduire les pics de stress.
Stéphane C., manager RH, propose quant à lui une communication adaptée aux profils de ses interlocuteurs : « Pour les collaborateurs narratifs, j’illustre mes messages avec des anecdotes concrètes. Pour les collaborateurs analytiques, je privilégie des données précises et des explications structurées. » Cette différenciation permet de rendre les échanges plus efficaces tout en évitant les malentendus et la surcharge d’information.
Cet article de Laure Girardot a été publié par Courrier Cadres
Commentaires0
Vous n'avez pas les droits pour lire ou ajouter un commentaire.
Articles suggérés